26 Mar 2014 20:19:45 +0100 (CET)
De : Marc WEINSTEIN marc.weinstein@univ-amu.fr
Posons une question (multiple) et réfléchissons.
Et si, à toutes les élections qui viennent, nous nous abstenions encore
plus massivement que par le passé ? A toutes les élections ? Non
seulement hors de l’université mais dans l’université ? Les « rois »
élus se retrouveraient tout nus. Symboliquement et civiquement, ce
serait peut-être le début d’un processus de profond et sain
rafraîchissement de notre vie.
Précisons tout de suite : il y a deux sortes d’abstention.
Il y a l’abstention passive (des gens qui ne s’intéressent pas au bien
commun et qui n’iront pas siéger à l’Assemblée de la Cité quand bien
même les Citoyens l’auraient reconquise aux dépens des oligarques de
l’Etat, de la Mairie, de l’économie, de la finance et de leurs adeptes
et amis).
Et puis il y a l’abstention active – de ceux qui pensent ou qui sentent
qu’ils sont les héritiers des citoyens athéniens du V^e siècle avant
notre ère (malgré les limites bien connues de la démocratie grecque :
exclusion des femmes, des esclaves et des étrangers – mais comme disait
Cornelius Castoriadis, la démocratie grecque, loin d’être un modèle, est
un ferment de réflexion-action).Pour l’essentiel, les vrais citoyens
n’ont pas besoin de voter, c’est-à-dire d’élire des politiciens
professionnels puisqu’ils se rendent à l’Assemblée civique et prennent
eux-mêmes collectivement les décisions qu’ils jugent bonnes pour la
Cité. Abstention active donc.
Alcibiade est un antique politicien grec qui avait tout pour
« plaire » : éloquent, riche, ambitieux, beau comme Gérard Philippe
(paraît-il). Imaginez un mixte de Sarkozy-Woerth-Hollande-Cahuzac-Le-Pen
avec quelques milliards d’euros en plus, le tout passé sous les
bistouris esthétiques de quelques médecins marseillais dotés de la fibre
entrepreneuriale. Bref, imaginons le Georges Clooney avocat et
milliardaire de la Présidence. Tel est Alcibiade. La démocratie grecque
s’est-elle laissé malmener par Alcibiade ?
Il y a quelques années, l’historienne Jacqueline de Romilly (Académie
française, Collège de France) écrivait dans un livre sur Alcibiade :
« Toutes les fonctions publiques à Athènes étaient tirées au sort,
collégiales et non renouvelables. Jamais une démocratie n’a tant fait
pour éviter l’emprise des individus et la constitution (dont nous
souffrons aujourd’hui) d’un “personnel politique” » (J. de Romilly,
/Alcibiade ou les dangers de l’ambition/, De Fallois, 1995, p. 61).
Il y a aujourd’hui des gens bien intentionnés (dont malheureusement des
syndicalistes) qui croient que démocratie veut dire élection (et donc
qu’une fois élus, les élus peuvent faire ce qu’ils veulent, et que le
reste est poujadisme). N’y a-t-il pas là un contresens historique ?
Faut-il rappeler qu’on votait régulièrement en Union Soviétique (soviets
municipaux, soviets de région, soviets de république…. jusqu’aux députés
du Soviet suprême) ? On objectera qu’il n’y avait alors qu’un seul
parti, tandis que nous en avons plusieurs. Mais n’avons-nous pas souvent
le sentiment que notre pluralisme des partis est comme celui des
lessives ? Même lessive sous des emballages différents ?
Faut-il rappeler qu’Hitler est arrivé au pouvoir à l’issue d’un
processus électoral ? (Aux élections de 1930 et 1932 Hitler ou son parti
obtenait plus de 30% des voix, puis Hitler a été appelé légalement à la
chancellerie par Paul von Hindenburg, Président de la République,
président de cette république /libérale/ qu’était la République de Weimar…)
Mais alors, diront certains, si les élections ne caractérisent pas la
démocratie, par quoila démocratie se caractérise-t-elle ? On a un début
de réponse en relisant Jacqueline de Romilly (cf. supra) : l’Athènes
antique pratiquait largement le /tirage au sort/ pour les fonctions
civico-politiques, réservant marginalement l’élection à certaines
fonctions techniques (perception des impôts, fonctions militaires,
etc.). Dans ces fonctions techniques il fallait évidemment élire (ceux
qu’on pensait) les meilleurs (/aristoi/). (Rappelons que la procédure du
tirage au sort existe déjà modestement aujourd'hui dans la désignation
des jurés de certains tribunaux français et qu’elle existait aussi dans
l’Université française des années 1970.)
/C’est pourquoi, appelée à désigner les meilleurs techniciens (aristoi),
l’élection comme phénomène central d’une société caractérise
l’aristocratie, et non la démocratie (qui ne recourt à l’élection qu’à
titre marginal)/.
A noter que les Athéniens antiques prenaient soin de contraindre les
techniciens (« experts ») à la reddition de comptes : régulièrement (en
général chaque année) les techniciens venaient rendre compte au peuple
de leur action, et si le peuple citoyen n’était pas satisfait de cette
action, il démettait les techniciens.
Pour confirmation, voici un petit passage du premier chapitre des
/Principes du gouvernement représentatif/ (Flammarion, 1996 et 2012) de
notre collègue Bernard Manin (EHESS et Columbia University) : « La
démocratie athénienne confiait à des citoyens tirés au sort la plupart
des fonctions que n’exerçait pas l’Assemblée du peuple (/Ekklèsia/). Ce
principe s’appliquait tout d’abord aux magistratures proprement dites
(/arkhai/). Sur les quelques 700 postes de magistrats que comptait
l’administration athénienne, 600 environ était pourvu par tirage au
sort. (…). Les charges duraient un an. Un citoyen ne pouvait pas exercer
plus d’une fois la même magistrature. » (pp. 23-24). Et Manin précise
aussi : « Les Athéniens réservaient la désignation par élection à des
magistratures pour lesquelles la compétence était jugée absolument
vitale : les généraux (/stratègoi/) et les hauts fonctionnaires
militaires » (pp. 26-27).
Bernard Manin n’est pas helléniste. Pour ceux qui souhaitent consulter
la référence helléniste la plus complète sur la démocratie grecque, voir
l’historien danois Mogens Hansen, /La démocratie athénienne/ (1993),
Tallandier/Texto, 2009. Vous avez là 489 pages (avec index, très
pratique) consacrées exclusivement à la démocratie grecque.
Certains aujourd’hui pensent que nos Etats contemporains sont /trop
grands/ pour un tel système. Ce n’est pas faux. Et il faut bien admettre
que, de façon complexe et tortueuse, le processus historique enclenché
par nos « pères fondateurs » libéraux il y a deux siècles a conduit à
une « gigantisation » des échelles. S’il faut simplifier un peu la
complexité historique pour clarifier le sens de l’évolution, on dira que
le point essentiel pour les « pères fondateurs » (Montesquieu…), c’était
que le peuple était (décrété) inapte à s’occuper de ses affaires et
qu’« on » ne pouvait tout simplement pas lui faire confiance pour cela.
Le peuple : nous.
Et nous ? Avons-nous confiance en nous-mêmes ?
Les « pères fondateurs » s’éloignaient ainsi de l’authenticité
démocratique découverte par les Grecs. Selon cette authenticité, la
politique est une question non pas de savoir ou de science (/épistémè/),
mais d’opinion (/doxa/). Voir sur le sujet, entre autres auteurs,
Cornelius Castoriadis, /Ce qui fait la Grèce/, Seuil, 2004. Si la
politique était une question de vérité scientifique (/épistémè/), il n'y
aurait pas besoin de /parlement/, ces endroits où l'on /parle /pour
échanger des opinions (/doxa/) avant de /décider /en votant la loi. Le
problème aujourd'hui, c'est que le parlement ne parle plus : il ne fait
que du "bruit expert", répétant à longueur de séances la "vérité
scientifique" édictée par la technocratie économique et banquière (il
faut de la "croissance" et encore de la "croissance" et toujours de la
"croissance"). Autrement dit, le parlement n'est plus le lieu de
décision. D'ailleurs écoutez les mots. Dans le principe démocratique le
parlement ou l'Assemblée (/Ekklèsia /à Athènes) parle et /décide/, et le
pouvoir /exécutif exécute/ les décisions de l'Assemblée. Autrement
dit, dans le principe démocratique, le pouvoir exécutif est second par
rapport au pouvoir parlementaire et décisionnel de l'Assemblée du
peuple. Et aujourd'hui ? Qu'en est-il dans notre techno-oligarchie ?
Chacun l'aura compris : les choses sont tout simplement à l'envers. Le
pouvoir exécutif décide (lui qui devait se contenter d'exécuter), et le
parlement (souvent appelé "croupion") ratifie à quelques virgules près
ce que l'exécutif a décidé.
Je reviens une seconde à la question de la technique ou de
"l'expertise". Il est évident que le peuple a besoin de techniciens pour
les questions techniques, mais il est tout aussi évident que les
questions premières de la communauté civique sont des questions
civiques, qui sont au fond indécidables (car ne relevant pas de la
vérité scientifique) et qui ne peuvent donc être « résolues » que
provisoirement, et seulement par une collectivité civique. Exemple de
question scientifiquement indécidable : faut-il que tout le monde soit
esclave salarié ou faut-il que tout le monde soit économiquement libre
(comme l'était par exemple l'artisan ou le paysan encore à l'époque de
Giono - voir /Le poids du ciel/ [1938], 3ème partie : "Beauté de
l'individu"). Autre question scientifiquement indécidable : "Faut-il un
Traité Constitutionnel Européen (TCE) ou non"? Notez
qu'exceptionnellement, en 2005, on nous a demandé notre avis sous la
forme d'un référendum. Nous avons dit majoritairement "non". Mais cela
n'a pas empêché les experts de la techno-oligarchie étatique et
économique de dire que c'était une "erreur" et de nous imposer en 2008 -
mais cette fois sans nous consulter - le Traité de Lisbonne qui
reprenait le TCE dans ses grandes lignes.
Seconde conséquence du primat de la /doxa/ (opinion) dans le principe
démocratique : les techniciens (ingénieurs, scientifiques, experts,
etc.) doivent donc être soumis au peuple, et non l’inverse. Pensons-y
deux secondes : il est quand même plus sain que les techniciens soient
au service du peuple, plutôt que l'inverse. Non ?
L’inverse, que nous connaissons depuis les années 1870, c’est le pouvoir
des techniciens, c’est-à-dire littéralement la « technocratie ».
Dépouillons l’histoire contemporaine de ses mythes et légendes, entrons
dans l’épaisseur de cette histoire, et nous verrons que les deux guerres
mondiales et les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki sont des événements
« scientifiques » et technocratiques (dus aux technosciences mêlées de
l’économie, des banques, de la physique et chimie industrielle, de la
finance et de l’Etat). Sur ces points, les livres sont nombreux (voir
par exemple Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, /14-18, retrouver
la guerre/, Folio/Gallimard, 2000, notamment les pages 194-214 :
« Sciences au combat et dévoiement racial » ; voir aussi Zygmunt Bauman,
/Modernité et Holocauste/, éd. Complexe, 2008).
Depuis les « pères fondateurs » la logique historique (technocratique) a
été en gros la suivante : "puisque" le petit peuple est incapable de
s’occuper de ses affaires, amplifions les échelles : supprimons
l’autonomie des communes (voyez les doutes et les interrogations
inquiètes de Tocqueville à ce sujet au début de /De la démocratie en
Amérique/). Dans cette logique de défiance et de "gigantisation" on a
construit et on construit toujours de grands Etats, des Super-Etats, des
Etats-Unis, des Unions Soviétique et Européenne, des G7, des G8 et des
G20. Plus ce sera grand et même géant, plus ce sera loin des citoyens,
plus ceux-ci seront impuissants.
Est-il concevable que nous revenions à des échelles raisonnables ?
Apparemment oui, si nous en croyons un politologue et philosophe grec
contemporain, Takis Fotopoulos, qui a écrit en 2002 /Vers une démocratie
générale/ (Seuil) où il propose que nous revenions à des unités civiques
d’environ 30 000 citoyens (exemple : Aix-en-Provence, sans perdre son
unité symbolique, pourrait se subdiviser en quatre ou cinq Cités,
chacune dotée de son Assemblée civique décisionnelle, ce qui
n’empêcherait pas ces cités de coopérer les unes avec les autres sur la
base de la confiance pour résoudre les problèmes inévitables, alors que
tout le monde aujourd’hui est obligé de collaborer sous la coercition de
l’Etat et des Giga-Entreprises).
Mais voilà que je m’éloigne un peu du sujet. Résumons donc :
Pour ce qui est des aspects les plus centraux de la vie commune, le
tirage au sort caractérise la démocratie, et l’élection caractérise
l’aristocratie.
Continuons maintenant la réflexion en l’adaptant à notre temps. On peut
dire aujourd'hui que les élections sont le critère non seulement de
l’aristocratie mais surtout de l’oligarchie. Que ce soit en Europe
occidentale ou en Europe orientale ou aux Etats-Unis, on élit
aujourd'hui des oligarques (qui incarnent la collusion de l’Etat et de
la finance).
Pour la clarté de la réflexion, il faut donc nettement distinguer deux
mots, ce qui permet de distinguer deux choses : la démocratie (par
exemple athénienne, mais pas seulement) et la techno-oligarchie élue
(parfois tolérante, mais pas toujours) que nous connaissons aujourd’hui
un peu partout dans le monde.
Mieux ou pire : il semble que l’élection soit devenue avec le temps le
moyen de déposséder le peuple de l’initiative politique. S’il faut en
croire l’historien étatsunien de la France Albert Hirschmann (Princeton
University) (voir son /Bonheur privé, action publique/, Fayard, 1983),
le tournant daterait du milieu du XIX^e siècle. Evoquant la décision
d’accorder le suffrage universel aux hommes (pas aux femmes), décision
prise par le gouvernement provisoire au lendemain de la révolution de
février 1848, Hirschman écrit :
« Sans vouloir nier le caractère remarquable de cette décision, une
réflexion plus poussée en suggère cependant une toute autre
interprétation : en garantissant le droit de vote au peuple français, et
en particulier à ce peuple parisien tenace, rebelle et impulsif, qui
venait de mener sa troisième révolution en l’espace de deux générations,
on intronisait aussi ce droit comme /unique/ mode légal d’expression des
opinions politiques. Autrement dit, le vote représentait un nouveau
droit pour le peuple, mais limitait également sa participation à la
politique à cette forme précise et /relativement inoffensive/ »(p. 193,
les mots soulignés sont soulignés par Hirschman).
Aujourd’hui certains pensent parfois que le petit exemple de la Cité
athénienne antique est dépassé. Est-ce bien sûr ? Des centaines de
milliers de gens à notre époque (depuis 1870 environ) ont adopté et
actualisé la démocratie authentique : par exemple les femmes et les
hommes de la Commune de Paris en 1871, les femmes et les hommes des
/consejos/ (conseils) de Catalogne en 1936-1937, les ouvrières et les
ouvriers des conseils hongrois de 1956 (contre l’emprise bureaucratique
et militaire soviétique) et aujourd’hui les femmes et les hommes du
Chiapas au sud du Mexique (voir à ce sujet le beau livre de notre
collègue médiéviste et hispaniste Jérôme Baschet (EHESS et Universidad
Autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas) : /La rébellion
zapatiste/ (Flammarion, 2005), ouvrage qui montre comment les zapatistes
mènent une critique en acte du guévarisme, du léninisme, du marxisme et
du néolibéralisme, bref de toutes les technocraties étatistes et/ou
économiques qui nous ont accablés et nous accablent encore).
Enfin, laissez-moi terminer cette petite réflexion en citant un célèbre
article (aujourd’hui historique) paru dans /Le/ /Figaro/ le 28 novembre
- Son auteur était l’écrivain français Octave Mirbeau. Il écrivait
avec humour :
« Une chose m’étonne prodigieusement – j’oserai dire qu’elle me stupéfie
– c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables
expériences, après les scandales journaliers, il puisse encore exister
dans notre chère France (…) un électeur, un seul électeur, cet animal
irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses
affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de
quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce
surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies
les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous
donnera la physiologie de l’électeur moderne ? et le Charcot qui nous
expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? (…).
Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à
l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du
moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le
bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que
les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a
fait des Révolutions pour conquérir ce droit. (…). Donc, rentre chez
toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. »
On pourrait se demander si Mirbeau ne sous-estime pas la capacité des
moutons à pressentir la catastrophe qui les attend quand on les mène à
l’abattoir. Il faut dire que Mirbeau était un homme du XIX^e siècle, du
« progrès » triomphant, siècle étanche à toute question sur soi-même, où
les hommes se croyaient infiniment supérieur aux animaux. Sans doute
Mirbeau est-il critique à l’égard de son siècle, mais sans doute aussi
traîne-t-il, collée à ses semelles, un peu de la boue « progressolâtre »
de son siècle.
On pourra surtout se demander s’il faut refuser de voter... pour mieux
« rentre[r] chez [s]oi » (Mirbeau) ou, au contraire, pour faire vivre en
actes le bien commun dans la cité…